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Une vache

Notes

Frédéric O. Sillig



Je suis sous une planche ; une planche posée sur des tréteaux. Avec un très petit chien. Mon aîné tout de même, il a 7ans. Allié à sa jeune compagne, je joue à la balle avec lui, en cette fin d'après-midi plutôt pluvieuse, dans son abri favori ; sous la table à dessin de son maître. Maintenant les nuages s'en vont, la bise s'est levée. Elle nous apporte l'odeur âpre du chocolat de la fabrique toute proche, celle que Philippe Suchard 01 fonda en 1829. Presque en même temps que celle de mon ancêtre 02. Il n'est pas tout à fait cinq heures du soir puisque voilà l'insupportable grincement du vieux tramway précédé par le tintement percutant que son timbre émet par trois fois juste avant la croisée du chemin qui descend vers le lac. Le bruit est terrible. On dirait que le convoi va traverser le minuscule jardin pour pénétrer à l'intérieur du pavillon de banlieue dans lequel je suis en visite chez des amis de mes parents. Voici que le maître des lieux, la mine réjouie, nous rejoint dans son atelier pour y prendre Dieu sait quel objet. Il est dessinateur. On ne dit pas encore graphiste au début des années 50. Des fentes à la place des yeux au dessus de pommettes saillantes comme on peut encore en voir dans certaines régions d'Europe centrale visitées au XIIIème siècle par les avant-gardes de Gengis Kahn. Il ne se sépare jamais de sa blouse blanche. On le dirait échappé de la fameuse réclame Ripolin, aujourd'hui au MoMA 03. Prénommé Paul, il répond au curieux pseudonyme de « Poulet ». Son activité est principalement vouée à la fabrique de chocolat voisine.
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Il était prévu de rester ici avec mes parents pour le dîner et la soirée. Au vu de mon âge, je devrais manger en cuisine avec les deux autres enfants et dormir un peu en leur compagnie en attendant le retour chez nous en voiture au milieu de la nuit. Mon refus a été catégorique. Je préfère mon propre lit et une nuit complète et surtout pas de ces repas infantilisants, germanisants qui ressemblent furieusement à des pique-niques. Ma mère, très consciente des conséquences d'un passage en force sur ce genre de décision, a très rapidement cédé et c'est mon père qui devra me ramener à la maison avec une pancarte grand format affichant le numéro de téléphone de ses amphitryons, au cas où... Le voyage se fera en tram puisqu'il est désormais privé de conduite en raison d'une narcolepsie chronique qui lui a valu une chute magistrale à moto sur le port d'Alger et l'obligation de monter des chevaux élevés comme des pigeons voyageurs. Une bonne résolution que vient maintenant me confirmer en fanfare « Madame Poulet », une imposante matrone, affublée d'une crinière choucrouteuse en plus d'un accent alsacien à couper à la tronçonneuse, que l'on croit à tout instant sortir d'un conte de Grimm illustré par Dubout.
Une décision sage. Qui plus est, prémonitoire pour m'avoir peut-être valu la poursuite de mon existence jusqu'à aujourd'hui. Puisque mes parents, et le couple qui les ramenait cette nuit-là, se sont offert de plein fouet le capot de la Mercedes zigzagante d'un entrepreneur intempérant. Avec pour conséquence, une forte commotion pour ma mère, un bras en marmelade en plus d'une double fracture du crâne pour mon père, qui, après négociation, a finalement accepté d'être conduit à l'hôpital à la seule condition d'être assis à coté du chauffeur de l'ambulance.
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C'est maintenant le moment de partir et de prendre congé de mon nouvel ami, le petit chien, toujours bien installé sous la table à dessin. En me relevant, je jette un coup d'œil sur ce plan de travail pour le moins encombré. Une multitude de dessins crayonnés sur papier ou à la gouache sur des feuilles d'acétate comme pour la création des dessins animés. Des chiens, des St-Bernard mais surtout des montagnes et… des vaches. Il y en a de toutes les formes, de toutes les tailles et de toutes les couleurs. Mais j'ignore encore que « Poulet » consommera toute le reste de sa modeste existence sans connaître le fabuleux destin de sa vache, la troisième à partir de la droite, entre la verte et la rouge… celle qui est violette.


rquad.jpg   FOS © 10 avril 2013

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[01]  Peu de gens savent que Philippe Suchard a été le compère d'Henri Dunant dans sa mission lors de la bataille de Solferino (24 juin 1859).  [ retour ]
[02]  Charles-Amédée Kohler (1790-1874) – inventeur du chocolat aux noisettes – fonda sa fabrique de chocolat en 1830.  [ retour ]
[03]  Cette fameuse affiche de Émile Vavasseur (1863–1949) datant de 1913 est désormais exposée à New York au Museum of Modern Art (MoMA).  [ retour ]

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