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Victoires

Notes

Frédéric O. Sillig



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Ce soir, mon club de judo organise une démonstration publique à laquelle participent aussi les juniors de mon espèce. Pour ma part, avec fierté, puisque le clou du spectacle est animé par un invité prestigieux qui impressionne fort mes douze ans d'âge terrestre. Agenouillé en bord du tatami, je contemple l'exhibition qui se poursuit devant mes yeux. Katas, simulations de combats de rue, self-défense, attaques au couteau, désarmement de porteurs d'armes de poing. Le tout dûment commenté par un spécialiste de la dialectique des arts martiaux japonais. Mais voilà que le sujet dérive sur la pratique de ce sport par la jeunesse et le bien que cela peut apporter aux enfants des deux sexes tant au plan physique que mental. C'est le prestigieux invité de la soirée qui est désigné pour en faire la démonstration. Mais il lui faut un partenaire pour que le public puisse s'en convaincre. La charge éphémère de ce rôle tombe opportunément sur… moi. En lieu et place de m'imposer une succession de figures académiques et stéréotypées qui sont propres à ce genre d'exhibition, mon adversaire se met à parodier une espèce de combat réel. David et Goliath. J'avoue ne pas comprendre l'intérêt de la démarche en fonction de la disproportion du gabarit et de l'expertise des deux « adversaires ». Ce qui me fait résister à la première tentative de mouvement. Surpris, mon partenaire réédite le mouvement mais du côté gauche. Ce qui me fait chuter assez violemment sur le tatami. À la suite de cette projection ma perplexité augmente avec la lecture d'une certaine satisfaction sur le visage « prestigieux » qui me fait face. Cette satisfaction est doublée d'une morgue indubitable à l'égard de ma taille, de mon âge et probablement de ma dérisoire combativité. Elle se traduit encore par une attitude ostensiblement distraite pour mieux souligner encore à l'attention du public cette affligeante discordance. C'est dans cette faille que je m'engouffre en une fraction de seconde, de toute mon énergie et avec un bon mois de capitalisation d'influx nerveux. Sassae Tsuri Komi Ashi. Un balayage de jambe. Le résultat de l'opération : IPPON. C'est à dire que mon adversaire est au tapis de la manière la plus constitutive d'un POINT marqué, dans la terminologie du judo sportif.
Une grande victoire. Une double victoire. Puisque cela m'a permis de me nantir à tout jamais d'un enseignement capital. Le fait de faire perdre la face à un japonais n'est pas une victoire. À fortiori, s'il s'agit d'un maître du Kodokan01 prétendument lié au code du bushido02. La suite immédiate, concrétisée par une succession de projections d'une extrême violence, m'a prouvé la validité de cet aphorisme. La suite à plus long terme m'a valu la transformation de mon genou droit en baromètre, de par une sensibilité extrême à toutes les variations de l'hygrométrie et de la pression atmosphérique et l'abandon successif de toutes les activités sportives subordonnées au bon état de ce pliable accessoire. Le coût de l'opération est élevé. Le fait d'avoir pu susciter, pour un motif aussi grotesque, une réaction aussi avilissante de la part d'un partenaire aussi prestigieux et adulé, peut aussi être hissé au niveau d'une victoire supplémentaire; sur l'insipidité existancielle par exemple. En plus d'une illustration de la fragilité de l'attachement de certaines gloires du budo03 à quelques valeurs néoconfucianisantes qui, ici, nous a évité le spectacle d'un inexorable seppuku04. La troisième victoire.
Mais il y en a une quatrième, plus ludique. Le régal d'une permanente cession à l'autodérision qui consiste à simuler l'accord d'une importance egocentrée, au fait d'avoir, à douze ans, terrassé celui qui est considéré par les spécialistes comme le plus grand technicien du judo de tous les temps05.


rquad.jpg   FOS © 21 mai 2009

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[01]  Le temple mondial du judo fondé à Tokio en 1882 par le créateur du judo, Jigoro Kano.  [ retour ]
[02]  Code des principes moraux observés à l'origine par les samouraïs.  [ retour ]
[03]  Les arts martiaux japonais tels que le judo, le karaté, l'aïkido pour les plus connus.  [ retour ]
[04]  Suicide rituel japonais.  [ retour ]
[05]  Tokyo Hirano (1922-1993) 8 ème dan de judo (6ème dan à l'époque).  [ retour ]

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