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You're Welcome Sir !

Notes

Frédéric O. Sillig



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Des amis de mes parents, catalans et franquistes jusqu'à la moelle, colonisent une rue entière d'une bourgade vouée à l'exploitation du tourisme de masse 01. Hôtels, bars, cafés, restaurants, sont tenus chacun par un ou plusieurs membres de la dynastie qui s'efforcent, au gré des invasions saisonnières, de pratiquer la traite du prolétaire germain, puis anglo-saxon et enfin franchouillard selon un immuable processus itératif. Un remake de « Charybde et Scylla » disent-ils. Avec ma petite famille, c'est ici qu'au cœur d'un été torride et à quelques encablures du port d'attache du grand Dali, me conduit une des contingences de la vie. Les journées s'y passent avec sérénité sur une plage discrète. Mais le prélude à chaque repas du soir se mute en un trajet processionnaire le long de ruelles rendues encore plus étroites par les étals de vendeurs de castagnettes made in Hong Kong, entre autres objets pittoresques et mercantiles. Les shorts fatigués, les chemises simili-hawaïennes, les chairs tombantes ou bedonnantes, les mines de homard post étuvé s'y déplacent sur une assise vouée à un continuel balayage d'espadrilles qui ne semblent jamais décoller du sol. L'amble du salarié fourbu, tempo : cinquante à la Noire. Mon regard, en furieuse quête d'un élément stimulant, s'attarde sur un atypique individu posté devant une bâche censée occulter une ouverture de façade. Un brin d'acné, crinière de « Beatles », blaser noir avec écusson et boutons dorés sur une chemise immaculée fermée par la cravate à rayures d'un grand collège. Assurément un Anglais. L'étage inférieur du spécimen se compose d'un étroit pantalon sombre, tirebouchonnant sur des chaussures de montagne lacées de jaune.

   — May I ask you to…

Le ton est oxfordien, la bâche écartée, le buste incliné. Une invitation à entrer. À entrer dans quel endroit ? Peu importe, c'est inattendu ! … Une caverne ou un entrepôt de bougnat ! Dans le fond, une bougie fichée dans une vieille bouteille de Champagne projette la silhouette agrandie d'un jeune couple attablé. Le seul éclairage de ce repaire. On devine quelques tables rapiécetées qui flottent sur une mer de pavés lisses et disjoints entourées de chaises qui semblent avoir dû servir au garrottage de quelques républicains. La couleur rouge des nappages de papier nous apparaît dès notre installation marquée par l'allumage empressé de notre candélabre particulier. Maintenant le cadre est plus perceptible. La spélonque est devenue un décor pour un « Dracula » de production modeste. Mais nous pouvons dès lors nous convaincre qu'il s'agit bien d'un restaurant. À l'opposé de certaines gargotes branchées de la Dolce Vita romaine du moment, les toiles d'araignées n'y sont pas de culture; authentiques, artisanales et nombreuses de surcroît. Le choix culinaire se limite à des « Fra Diavolo's spaghetti » mouillés d'un véritable Bardolino. C'est en fait derrière une toile de tente militaire, sur trois camping gaz à cartouches bleues, qu'officie le seul élément du personnel de l'établissement, le multidisciplinaire « Beatle ». Sur fond de Benjamin Britten, une valse entre le service, la caisse, la plonge et les fourneaux ; bénéfique, puisqu'elle engendre en moi un impérissable souvenir de l'exactitude de la cuisson de ces pâtes dans leur sauce très finment pimentée, sans altération des saveurs additionnelles de thym et d'origan frais. Un repas rudimentaire mais d'une qualité remarquable qui contraste de manière singulière avec la modicité presque caricaturale du dispositif engagé. Mais l'image du sempiternel « You're Welcome Sir ! » de notre obséquieux amphitryon incliné, la serviette blanche sur le bras, se superpose à une autre, beaucoup plus ancienne. Surtout moins goûteuse…
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Calais approche. J'ai douze ans. Nous somme dans le train qui nous conduit au ferry qui doit nous transporter à Douvres. Notre destination finale est Londres où je dois prendre ma toute première leçon de gosse-de-riches-improvisé puisque nous allons descendre, sur Park Lane, au Grosvenor House. Mon père doit y rencontrer plusieurs huiles de la firme Rolls-Royce qui nous ont commercialement mis à disposition pour quelques jours, la suite qu'ils y louent à l'année. Une brève incursion dans un train de vie inconnu sans vraiment savoir qu'en bordure de Hyde Park, chaque « You're welcome Sir ! » capté en maraude au hasard d'un couloir s'y paiera environ un shilling de pourboire. Les cliniques de l'ego sont onéreuses, même pour les ambulatoires.

Les rails soudés n'existent pas encore, les aiguillages moins accommodants qu'aujourd'hui. Le compartiment SNCF est bruyant. Sur la banquette d'en en face, un Milanais entouré de deux jeunes femmes fait la roue. Comme me laisse le comprendre mon bagage brièvement reçu à la scuola communale di Lerici, les plaisanteries sont douteuses mais efficaces. Le Lombard est au comble de la béatitude histrionique. Voilà que l'air devient plus vivifiant. Voilà que la salive devient salée lorsqu'on se mouille les lèvres. Quelques cris de mouettes annoncent ce que nous autres terriens, attendons tous avec impatience. Au sortir d'un tunnel on aperçoit un morceau de la Manche. La mer !…Mais elle est démontée comme le dira Raymond Devos. L'Italien change brusquement de couleur. Un blanc cireux qui fait penser à de l'albâtre, si courant en région pisane. Des tubes de Dramamine sont extraits du paquetage des deux femmes qui, dans une discipline plus prosaïque, conservent leur rôle d'infirmières. L'ingestion des cachets en quantité boulimique n'arrange visiblement guère les affaires du bouffon transalpin. Calais. Nous abandonnons le trio à son triste sort. L'embarquement se passe bien. La manœuvre est exécutée de main de maître. Passées les jetées du port, l'épisode passe du tourisme à l'aventure. Déjà force 9 Beaufort. La station debout sur le pont n'est plus possible sans se tenir fermement au bastingage. La brise est trop forte. Des paquets de mer qui traversent le pont manquent à tout moment de nous emporter. Voilà une porte de coursive qui va nous mettre en sûreté, mais que nous avons grand mal à fermer. Enfin sauvés ! Sur l'échelle de coupée, déjà plusieurs passagers sont en proie à ce mal qui tétanise d'un seul coup celui qui en est atteint. Ils sont assis sur les marches, immobiles, sourds à toute injonction, roulés en boule ou la main crispée sur la rambarde, le regard figé comme s'ils étaient aux portes de l'au-delà. En cabine, les déplacements sont difficiles, le roulis précipite les gens sans équilibre sur ceux qui le gardent encore. Le mal se répand comme une chute de dominos. Certains sont surpris debout, d'autres assis sur ce qu'ils ont pu trouver de stable. Très vite les locaux d'aisance sont embouteillés. Sans résistance, les gens vomissent par terre. L'impossibilité d'ouvrir les hublots rend rapidement l'odeur intenable. Ceux qui ont résisté au mal, victimes de cette abominable puanteur, finissent par succomber aux mêmes démonstrations émétiques que les autres.
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Le roulis augmente d'amplitude. Entre deux lames que l'on voit s'écraser sur les superstructures du bateau, on peut maintenant apercevoir le ferry jumeau en provenance de Douvres et qui tente de regagner le port de Calais. Sa gîte atteint les 30 degrés. Chaque creux fait complètement disparaître le bâtiment sous de terribles déferlantes. C'est à ce moment que les passagers encore valides réalisent dans quel coup de tabac ils sont venus traîner leur brodequins. On lira le lendemain dans les journaux que la brise a atteint par moment la force 10 Beaufort. Les amarres des tables et des chaises du restaurant commencent à céder sous les coups de boutoir des valises et autres objets qui traversent la cabine de part en part au gré du roulis. Quelques misérables, à bout de forces, se sont laissé tomber sur ces bagages en transit qui leur servent de monture pour parcourir, en aller et retour, la cabine de bâbord à tribord selon une trajectoire aléatoire, lubrifiée par le vomi des voyageurs dont l'emprise diversement colorée augmente à vue d'œil. Un tapis d'orient en mutation. La composante olfactive est indescriptible et surtout insupportable. Je crois que je ne vais pas sombrer pour la première fois dans cet état de triste morbidité qu'est le mal de mer, mais je me demande si je vais résister à ces effluves épouvantables. L'équipage organise un service improvisé de vidange de cuvettes. Dérisoire. Je réussis à m'accrocher au bar derrière lequel un steward coupe du pain et verse des rasades de Scotch aux rescapés qui font pour la plupart partie de l'équipage et dont, présentement, j'envie les bottes de caoutchouc vert-olive. Je me hisse sur le marchepied du bar pour tenter d'échapper à cette marée physiologique à laquelle mes mocassins ne sont pas censés résister longtemps. Un départ précipité libère un tabouret à côté de moi. Je le rattrape avant sa chute. Je m'y installe dos au bar. Le voilà stabilisé. Deux officiers de marine en ciré noir fendent la foule hagarde et compacte. IIs traînent en remorque une forme qui ressemble à un mannequin inanimé dont les pieds serpentent en creusant deux sillions dans l'abominable moquette organique. Le Milanais du train. A ma droite s'affaire devant le bar un jeune apprenti steward boutonné d'or, avec une grande mèche blonde qui lui balaie le visage. Il s'est investi du rôle de vider et de rapporter les écuelles au service de ceux qui en manifestent une nécessité. En futur grand professionnel, il est doté d'une serviette pliée sur le bras et surtout d'un œil panoramique. Brusquement, mon voisin de gauche montre des signes d'instabilité. Le steward en herbe s'empare d'un baquet vide calé entre les deux bottes de l'un des buveurs de whisky et le lui tend en un geste souple qui se transforme en une très britannique inclination du buste.

   — You're welcome Sir !

Les spasmes l'emportent sur la honte et mon voisin s'exécute presque sous mon nez. D'un air contrit, le steward reprend le bassin rempli, avec un souffle d'excuse à mon intention avant de réitérer une courbette académique en un emphatique

   — You're welcome Sir !


rquad.jpg   FOS © 4 décembre 2009

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[01]  Lloret de Mar, une petite ville qui est devenue trente ans plus tard la Babylone éthylique de la plus fruste jeunesse européenne. [ retour ]

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