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Un yogi taciturne

Notes

Frédéric O. Sillig



Aujourd'hui, au volant de ma vieille Golf, je passe devant un chantier. Une démolition. À cet instant précis, j'assiste à l'écroulement du troisième étage de cet immeuble qui abritait l'atelier d'architecte dans lequel j'avais été engagé voilà 48 ans. Une avalanche de souvenirs oubliés envahit mon esprit d'un seul coup. Parmi les plus baroques celui-ci me frappe de manière inopinée.
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La vendredi qui suit mon arrivée dans cette agence, je suis occupé à dessiner un « cinquantième » sur ma planche, lorsque j'entends mon tout nouveau patron faire une entrée tonitruante dans l'atelier. Il est accompagné d'un inconnu qu'il traite avec beaucoup d'égards non sans succomber à une certaine emphase pour lui exhiber SON bureau, SON atelier de dessin et SES collaborateurs. Ce personnage nous est annoncé comme étant un confrère suédois – bien entendu célèbre – et auteur d'un important projet à construire sur la riviera lémanique pour lequel il cherche un bureau local qui serait chargé de procéder à sa réalisation. Selon un cérémonial itératif, chaque collaborateur est présenté à notre hôte à la lumière d'un discours plus zélateur qu'objectif. Lorsque vient mon tour, le visiteur sursaute à l'écoute de mon patronyme puisque, me dit-il, mon cousin – architecte également – vient de refuser le job proposé aujourd'hui à mon patron. Anguille sous roche, me dis-je, connaissant la tendance de ce cher cousin à faire feu de tout bois. Les présentations se poursuivent jusqu'au fond de la cambuse ou trône la planche du chef d'atelier, Alphonse. Un personnage qui est accrédité auprès de notre potentiel mandant non plus avec emphase mais avec une solennité qui frôle la grandiloquence. La verve du retour de compliments est tout aussi prononcée mais le style beaucoup plus rustique, ce qui fait quelque peu tiquer le viking surtout lorsque, au moment de partir, il remarque que son éminent interlocuteur est en pied dans une bassine d'eau vinaigrée. On peut toutefois observer l'effort d'Alphonse pour être présentable au futur client de son patron en référence au préalable dépôt sur un bord de fenêtre de son immuable mégot de Boyard d'où pleuvent en continu des cendres d'habitude recueillies dans le creux d'une main ou balayées du revers de l'autre. Un curieux paroissien qui le soir précédent, muté en chauffeur, a failli m'expédier dans le fossé avec deux de nos collègues. Quelque peu imbibé de Chasselas local, notre Alphonse venait de voir foncer sur nous la paire de phares que nous avions tous remarqué dans le rétroviseur. Une situation préoccupante ajoutée à l'inquiétant défilement du macadam entre mes deux pieds calés de part et d'autre de la brèche du plancher de sa Fiat 125 ravagée par la rouille. Soulagement en arrivant devant chez moi, et surprise lorsque j'apprends que notre chef d'atelier réside dans le même immeuble mais au 4ème étage dans un F3. C'est ici même que la semaine précédente, me dit-on, son épouse avait accepté d'héberger pour la nuit, le dernier numéro gagnant d'Alphonse à un loto villageois : une chèvre « Saanen » qu'il avait nuitamment ramenée au bout d'une ficelle.

Mais voilà que le surlendemain, nous est expliqué la nature du fameux projet suédois. Implantés sur un replat brisant une des pentes du Jura faisant face au Mont Blanc, une demi douzaine de corps de bâtiment se juxtaposent sur un luxueux plateau fait de lames de teck, percé d'un vaste bassin de natation et surmonté d'un imposant héliport. Le sous-sol est constitué d'un foyer central pourvu d'un éclairage zénithal autour duquel se décline une couronne d'absidioles qui permettent à leurs occupants de voir le cœur du lieu sans être vus des autres usagers. Un programme pour le moins inhabituel. Tout s'éclaire lorsque nous apprenons que ce lieu doit être le prochain centre mondial de la Méditation Transcendantale.
Les négociations semblent être menées bon train puisqu'il est bientôt prévu une rencontre avec le chef suprême de la congrégation, le Grand Maharishi Maesh Yogi, détenteur de la Science Véridique qu'il instille aux populations reconnaissantes de la planète entière, selon les préceptes de son vénéré maître, le yogi Swami Brahmananda Saraswati.
Abasourdi par un tel honneur, notre cher patron nous assure qu'il ne doit pas se rendre seul au rendez-vous mais qu'une délégation de notre bureau serait plus digne de l'événement.
Cette dernière est aussitôt établie et compte bien entendu parmi ses éléments les plus notables, ce brave Alphonse.
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L'expédition se projette à l'aéroport de Cointrin où doit atterrir celui que maintenant tout le monde désigne ici par « Le Grand Maharishi ». À son arrivée dans le salon VIP, Alphonse se précipite dans l'intention de serrer la main du dignitaire, lorsqu'il est prévenu par le secrétaire du grand homme que cela ne peut se faire… Et que pour lui adresser la parole, il faut s'acquitter d'une somme de quelques milliers de dollars US.
La délégation doit se contenter d'un simulacre de bénédiction de la part du yogi assortie d'une formule grommelée dans un jargon incompréhensible avant que le Grand Maharishi ne regagne sa voiture pour rejoindre le lieu de la réunion. Convoyée ici la veille par son chauffeur, voici la Rolls Royce Silver Shadow plaquée or, dotée de deux chandeliers sur la plage arrière qui se range devant le tapis rouge où l'attend son illustre propriétaire. Une fois de plus on a dû retenir Alphonse, la main sur la poignée de la portière, alors qu'il essayait de monter à bord.
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La réunion a lieu quelques minutes plus tard dans les salons d'un grand hôtel de Genève. Mais il ne s'agit finalement pas vraiment de l'entretien ou du dialogue attendu, mais d'une sorte de passage en revue du staff d'architectes à cinq mètres de distance, dans un froissement de robe pseudo traditionnelle, sans un traître mot, avant le départ du yogi vers ses appartements, ponctuée par une espèce de bénédicité marqué d'un nouveau grognement rituel.
Cette sortie du Grand Mahrishi est maintenant saluée de manière claironnante par Alphonse, dont la ruralité infuse, cette fois, n'a pu être ni retenue ni atténuée :

    — AU PLAISIR DE VOUS REVOIR, GRAND MARAÎCHER ! »


rquad.jpg   FOS © 10 mai 2018

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