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La Toye

Notes

Frédéric O. Sillig



Aujourd'hui un échangeur routier en construction, chargé d'un souvenir d'enfance. Les aristocratiques demeures du XVIIIème qui lui sont presque adjacentes, ombragées par des essences multi-centenaires sont restées pour l'architecte que je suis devenu, une référence au paradis sur terre. Ce, en dépit de la palissade de ciment vert-de-gris qui, les coupent désormais de leurs anciennes perspectives lacustres. Une révolution visuelle induite par les blessures de l'aménagement contemporain à quelques enjambées de la maison natale de Marat.
Légèrement en deçà de cette prestigieuse concentration, une imposante bâtisse qui aurait pu être l'égale des autres mais qui a probablement dû s'orienter, dès sa construction, vers une vocation plus rustique. Le corps central, d'apparence plutôt bourgeoise, s'est laissé entourer au cours des ans, d'appentis, de dépendances de toutes factures et de toutes destinations formant finalement une cour qui ne peut plus maintenant échapper à son identité fermière, de surcroît confirmée par le caquetage ambiant de volatiles de toutes espèces domestiques. C'est ici.
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L'amphitryon ? 
Les quatre-vingt vendanges allègrement passées, baignade au lac, chaque matin, été comme hiver, avant la monte successive de ses deux chevaux, ELLE toise son interlocuteur en patricienne en dépit d'un patronyme d'abbé chantant et d'une tenue vestimentaire d'ordinaire plutôt agreste. Je ne sais trop par quel artifice généalogique, c'est ma tante ; que je vois pour la première fois quelques jours après mon dixième anniversaire. Une maîtresse-femme dont tout le monde se réclame dans la région, avec humilité et fierté confondues, d'un réel ou imaginaire « tantinat ». Parfois jusqu'à s'auto infantiliser dans un hypothétique statut de neveu, complaisant, rampant, obséquieux.

     — Tante Blanche, vous plairait-il de .. ? 
     — Tante Blanche, n'êtes-vous pas certaine que ... ? 
     — Tante Blanche, ne trouvez-vous pas que... ? 

Pour la désigner -après un coup d'œil circonspect- dès la vue de ses talons, par :

« La Toye01» ! 

C'est ici. Un dimanche de juillet en milieu des années cinquante, le soleil est au zénith, dans l'attente de la Fée Verte, encore fruit défendu du monde bien-pensant, voici la version algéroise et charnue du pneumatique clermontois Bibendum : Oncle Maurice.
Au milieu de cette cour, les trois-cent livres de ce corpulent sexagénaire évoluent entre canard et oie, les bras en croix, une plume de paon en équilibre posée sur le front, sous l'œil médusé de son épouse Suzanne, mais aussi du présumé propriétaire de ce prestigieux atour, maintenant réduit à un accessoire de funambule.

Oncle Maurice débarquant pour la première fois depuis quarante ans de sa chère Algérie natale avait tenu la veille à se rendre absolument au Café du Soleil à « Corniaux », disait-il. En fait Cornaux, un petit village entre Neuchâtel et Bienne où, en 1916, il avait été cantonné en tant que réel citoyen helvétique à l'accent de Boufarik, pour défendre les positions de sa lointaine terre d'origine dans l'attente du Boche... à 295 km en deçà du creux de la ligne Siegfried. A défaut de casque à pointe, il s'était rabattu sur la fondue moitié-moitié. Evénement guerrier qu'il a fallu commémorer en famille et en grande pompe, en plein midi au cœur du mois de juillet, et pour paraphraser la légendaire cannoise Mère Besson, sans plaindre le caquelon.

Revenons à Tante Blanche chez qui nous sommes tous invités en l'honneur de l'ultime épopée transméditéranéenne et nostalgique du cousin Maurice accompagné de sa très digne épouse.
L'épisode équilibriste clos, le substitut prohibé de l'anisette absorbé avec la satisfaction affichée de l'outrage à l'interdit, nous voici tous à table. Une dizaine de personnes. Une pénombre propre aux salles à manger de campagne, généralement situées au couchant, accentuée par les frondaisons des tilleuls ou marronniers implantés en toute proximité des fenêtres, aujourd'hui grandes ouvertes.
Un certain silence dominical pèse sur le gigot de mouton, de qui se dégage une solide odeur de bienvenue. Calme apparent qui n'est troublé que par le grincement d'une énorme hélice brassant le volume d'air compris entre le niveau des linteaux et celui du plafond, et puis le bourdonnement d'arrière plan feutré, généré par la modeste et réduite domesticité viticole, un peu déconcertée par leur improvisée mutation en « personnel de maison ». Une tangible austérité infra calviniste a dû prendre le pas sur l'exubérance méditerranéenne repentie de mon grand'oncle. Le propos est rare. L'offre sommelière est parcimonieuse. La consommation en est d'autant réduite que l'acidité du nectar « maison » n'est vraiment pas à même de faire oublier les coteaux ensoleillés de Mascara ou de Mostaganem. Un seule activité avouée et perceptible, en ce moment. La trajectoire continue et lancinante de deux bonnes centaines de mouches rescapées des trois meurtrières bandes adhésives qui tirebouchonnent de leur cylindre de carton jusqu'au lustre – un Provins billard à trois branches – en suspension centrée sur le plat de haricots verts. Leur plan de vol récursif comprend trois destinations : Le dit plat de légumes, les babines écumantes des deux énormes boxers qui semblent guetter par routine le retro-lancer de quelque déchet carné à leur intention, et enfin le tibia gauche de notre hôtesse sur lequel bée toujours une plaie ouverte occasionnée par la chute de cheval du matin, et qu'elle n'a pas encore jugé utile de panser.
Ce entomologique spectacle me ramène deux ans plus tôt, en Alger chez le Consul de frère du même Oncle Maurice, à un frugal plat de spaghettis préparé à la hâte au soir d'une grande randonnée à Bou Saada. Un plat dont le contenu s'était soudain mis à s'animer étrangement. Malgré la fatigue et l'économie de lumière, nous avions soudain pu faire le terrible constat que l'animateur de ce plat n'était autre qu'une cohorte de charançons que Monsieur-le-Consul-permanent-de-Suède-et-son-Épouse écartaient avec agilité, discrétion – et, semble-t-il, habitude – d'un léger mouvement de fourchette.
J'émerge de mes tribulations sahariennes pour m'apercevoir qu'à la table de Tante Blanche, le dessert composé de fruits du crû, bien entendu servis sans aucune espèce d'apprêt, est maintenant entièrement englouti... ou plus exactement, consommé.
Surgit de l'office un valet de ferme couperosé, imperceptiblement goitreux, piteusement drapé d'une défroque de majordome de carnaval qui s'approche de la table avec une hésitante claudication. Le faciès est crispé, la carcasse tremble à l'idée de devoir translater des porcelaines fines exhumées de calendes qui n'ont ici strictement rien de grecques. C'est le café. Précision : Le Nescafé ! ... Soulagé de ne rien avoir brisé, l'agro-butler se précipite hors de la pièce vers le havre de l'office ou de la cuisine, en délaissant la généreuse collection de digestifs ostensiblement disposée sur une crédence.
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C'est à ce moment que sonne l'heure du rachat des consciences implicitement outragées. La revanche de la condescendance passive.
La vengeance !... La preuve manifeste de l'orthodoxe adaptation des velléités hospitalières de Tizi-Ouzou aux convenances métropolitaines.
Le couscous aux ortolans.
Sa soudaine dotation innée de toutes les civilités fait bondir Oncle Maurice vers le plateau de digestifs qu'il dépose avec élégance et doigté à la gauche de « la Toye ».
On assiste ensuite, du fait d'un curieux effet de mimétisme au contact de l'entourage habituel de notre tante, à une double et subite métamorphose. Du « cousin d'El Biar » au neveu servile, de l'invité d'honneur au croquant résolu à des tâches ancillaires.

     — Avec le café, Tante Blanche, vous prendrez bien un petit marc... ou alors un vieil armagnac ? 

La tête de l'octogénaire se tourne d'un mouvement sec.
La réplique – aujourd'hui proverbiale – est cinglante.

     — Est-ce que l'UN empêche l'AUTRE ? 


rquad.jpg   FOS © 16 septembre 2006

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