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Le pêcheur et le milliardaire

Notes

Frédéric O. Sillig



Derrière moi, quinze colonnes doriques. Les seules qui restent sur les trente-huit érigées au siècle de Périclès en vue de supporter l'entablement du temple de Poséidon. Devant moi l'endroit exact où, croyant son fils Thésée dévoré par le Minotaure, Égée se jeta, du moins selon certaines légendes, dans la mer qui lui doit son nom, alors qu'Homère fit de ce lieu un refuge d'esclaves fugitifs. Je suis à l'extrémité de l'Attique, au sommet d'une falaise de soixante mètres au-dessus des flots. Hormis les restes d'un temple construit voilà plus de deux millénaires, pas le moindre objet évoquant le genre humain ni un seul de ses représentants n'est visible à la ronde. La trace blanche de la ligne d'horizon qui sépare l'intensité du bleu de la mer de celui plus éthéré du ciel grec, polarise mon regard en cette lumineuse fin de matinée. Le bruit des vagues, les senteurs marines, la mordication de la radiation solaire, le goût du sel sur les lèvres, l'ambiguë compromission de l'histoire et de la mythologie, l'infini, le sentiment de liberté absolue… Depuis toujours, peu d'endroits ont suscité en moi une pareille émotion. Le Cap Sounion en début des années quatre-vingt. Le paradis. Mais j'ignore si ma compagne et mon jeune fils qui m'accompagnent, ressentent à cet instant la même ivresse.
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C'est l'heure de manger. À cette époque aucun endroit n'existe ici pour se restaurer. Même de manière simple. Dieu merci, le tourisme de masse est encore absent de ce lieu. Nous sommes seuls au monde avec Poséidon. Le nez sur la carte Michelin, une simple déduction socio-économique, urbanistique et surtout topologique nous dirige vers une crique voisine où la pure logique induit l'existence bien probable de pêcheurs.
Quelques minutes de trajet en forte pente sur un chemin chaotique et rocailleux nous conduit vers une structure d'un seul niveau, charpentée de bois peint en bleu au toit végétalisé et ceinturée d'espaliers garnis de vigne vierge. Quelques tables et chaises également de bois bleu entourent la masure percée de vitrages à petits carreaux rectangulaires. Une taverne quelque peu bancale, isolée au bord du rivage, mais pas âme qui vive à l'horizon. Brusquement, un être jaillit d'une porte fenêtre et s'adresse à moi dans sa langue, dont je ne comprends pas un traître mot. La pantomime à laquelle je me livre lui indique clairement que nous avons faim. Le personnage m'invite à entrer et m'emmène dans un labyrinthe de couloirs pour finir à l'intérieur de son antre. Une cuisine. Il extrait d'une armoire frigorifique trois tiroirs en inox qui contiennent dorades, rougets, poulpes, seiches, calamars, crevettes et autres espèces marines déposées sur un lit de glace pilée. Une grille posée sur un brasero supporte maintenant une demi-douzaine de rougets barbet à côté d'une grande dorade farcie de fenouil à deux mètres d'une table à laquelle nous sommes installés devant une Ouzo et une bouteille de Retsina. Notre amphitryon nous fait comprendre, en désignant son bateau amarré à quelques pas, que c'est lui-même qui vient de pêcher ce matin l'essentiel de notre futur déjeuner. L'analyse topologique menée avec le concours de Bibendum était donc parfaitement exacte. Impérissable est le souvenir de ce repas. Une deuxième tranche de paradis dans la même journée.
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Quarante ans ont passé, je feuillette une revue professionnelle dans laquelle figurent, en première partie, quelques nouvelles et humeurs de journalistes, d'écrivains ou de certains cuistres qui transmutent la qualité de philosophe en profession cataloguée. Je tombe sur un texte, par ailleurs fort bien charpenté, qui met en scène une histoire très classique. Celle du milliardaire qui rencontre un misérable pêcheur et l'exhorte à faire preuve d'ambition en commercialisant à outrance son activité dans le dessein de devenir très riche et de ne plus avoir d'autre souci que celui d'aller… pêcher.
L'auteur01 situe l'action en contre-bas du Cap Sounion, où les opportunités d'accès au rivage par la terre sont très peu nombreuses et les possibilités de faire griller du poisson à proximité de l'amarrage d'un bateau le sont encore moins. Ce que précisément, fait le pêcheur du récit. Le cadre et le personnage de cette petite nouvelle me paraissent presque à l'évidence inspirés d'une situation vécue02 .

Voilà une coïncidence qui interpelle…
D'autant plus que le satrape de cette histoire porte le même prénom qu'un tout à fait réel milliardaire grec qui naguère faisait partie de mes relations.


rquad.jpg   FOS © 3 septembre 2021

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